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Introduction à l’œuvre de Hélène de MONTGEROULT (1764-1836)
Analyse de quelques-unes de ses Etudes pour piano
A peine rentré des vacances de Noël, le site gottschalk.fr poursuit activement ses recherches à la Bibliothèque nationale de France (BNF, à Paris) afin d’exhumer des œuvres méconnues, voire oubliées qui dorment encore trop silencieusement au fin fond des bibliothèques musicales.
L’année 2011 s’annonce déjà riche musicalement, comme va en témoigner cet article de janvier 2011, et il ne s’agit là que du début d’une série de découvertes, avec ici la compositrice française Hélène de MONTGEROULT (1764-1836). Notons qu’une autre compositrice, vénézuélienne, dont ont été déjà présentées deux œuvres dans le dossier de l’été 2010 consacré aux recherches à la BNF, va faire l’objet d’une page web spéciale en cours d’élaboration par EDSO : il s’agit de la pianiste virtuose Teresa CARREÑO (1853-1917).
Présentons brièvement Hélène de MONTGEROULT, qui aura aussi en temps voulu « sa » page sur gottschalk.fr. Née à Lyon en 1764, Hélène de MONTGEROULT, issue de la noblesse provinciale, peut être considérée comme la première compositrice romantique en Europe. Elle commence en 1788 et achève en 1812 la rédaction et la composition d’un monumental Cours complet pour l’enseignement du forte piano conduisant progressivement des premiers éléments aux plus grandes difficultés, en trois volumes comprenant 972 exercices, 114 études progressives (divisées en 70 études intermédiaires et 44 études complémentaires), des thèmes avec variations, trois fugues, un canon et une magnifique Fantaisie en sol mineur qui constitue le mot de la fin de ce Cours pour piano exceptionnel à tout point de vue, tant sur le plan pédagogique par les explications précédant chaque pièce d’étude, que sur le plan musical, les conceptions de la compositrice étant très en avance sur son temps : Montgeroult insiste dès la préface sur l’art de faire chanter le piano, bien avant Chopin (1810-1849), et parle à plusieurs reprises du fameux tempo rubato si cher au compositeur polonais. Par ailleurs, Montgeroult compose aussi des Sonates pour piano forte assez intéressantes et des pièces vocales qui restent par contre à exhumer.
Nous n’avons pas le temps ici de présenter la vie très riche en péripéties romanesques de la Marquise de Montgeroult, qui constitue un point commun non négligeable avec les aventures américaines de notre Gottschalk. Tout au plus, nous nous bornerons à mentionner le fait qu’elle a failli être guillotinée sous la Terreur, mais que sa réputation de grande pianiste (la meilleure de son temps, semble-t-il) et ses talents d’improvisatrice (elle aurait joué la Marseillaise au piano devant le tribunal révolutionnaire qui la jugeait) ont sauvé la Marquise d’une mort certaine. Ensuite, elle enseigne brièvement au Conservatoire de musique, création révolutionnaire, de 1795 à 1796. Son rapide départ du Conservatoire est peut-être lié à des désaccords entre elle et les autres professeurs qui y enseignent : ses conceptions novatrices du piano, très en avance sur son temps, d’au moins une vingtaine d’années, s’opposent aux goûts superficiels pour la musique gratuitement virtuose qui règnent alors à Paris. En effet, qu’y a-t-il de commun entre les compositions de Montgeroult et celles par exemple d’un Jean-Louis Adam (1758-1848, voir dossier de l’été 2010) ? D’un côté une musique subtile, fine, déjà romantique, mais qui se cherche encore ; de l’autre une musique à la fois très virtuose et généralement simple sur le plan tonal, apte à plaire avec – il faut le reconnaître – une certaine efficacité dans les salons de l’Empire. Un autre facteur explicatif de son départ du Conservatoire et de l’arrêt précoce de sa période créatrice (vers 1812) est sans doute lié à des problèmes de santé. Hélène de Montgeroult se retire, dans les dernières années de sa vie, en Italie, à Florence, où elle décède en 1836. Ainsi, Hélène de Montgeroult, en avance d’une vingtaine d’années sur le plan musical, ne composera donc plus pendant la vingtaine d’années qui sépare l’achèvement de son Cours complet et la fin de sa vie… Disparition prématurée pour un Mozart (1756-1791) ou un Schubert (1797-1828), longue maladie mystérieuse pour Montgeroult : tout ceci est bien curieux et constitue une invitation à la réflexion sur l’activité créatrice et les conditions qui la rendent possible.
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Après ces quelques remarques introductives, revenons-en à la belle Hélène (de Montgeroult) et à ses compositions pour piano. Nous nous proposons ici d’analyser quelques-unes de ses études figurant dans le Cours complet, en particulier quelques-unes des 70 études dites « intermédiaires ». Sur les 70 études intermédiaires, nous avons préalablement laissé de côté les études n°7, n°51, n°62 et n°66 qui ont déjà été enregistrées au CD (label Hortus) par respectivement les pianistes Nicolas Stavy pour les deux premières et Bruno Robillard pour les deux dernières. Nous avons donc sélectionné un échantillon de 19 études sur les 66 études intermédiaires pas encore été enregistrées au CD : celles qui nous ont paru visuellement les plus intéressantes sur le plan musical. Ensuite, ces 19 études ont été déchiffrées au piano pour analyse.
Que nous révèle la brève analyse successive de ces dix-neuf études encore inédites au CD sur l’art de Montgeroult et ses conceptions pianistiques ?
Etude n°9 : Si nous devions lui donner un nom, ce serait celui de Bagatelle. La tonalité de fa majeur et le type d’écriture fait tout de suite penser à la Bagatelle en fa majeur opus 33 n°3 de Beethoven (1770-1827) qui date de 1800-1802 et qui doit être jouée « allegretto » tout comme celle de Montgeroult qui est précisément indiquée « allegretto scherzoso ». Les compositions de Montgeroult sont malheureusement dans la majorité des cas non datables : on sait simplement qu’elles ont été écrites entre 1788 et 1812. Toutefois, l’étude n°9 de Montgeroult se situant au début du Deuxième volume du Cours complet, il est très vraisemblable qu’elle soit contemporaine de la Bagatelle de Beethoven. L’étude n°9 est une petite danse simple et charmante (comme les ländler de Schubert), à trois temps si l’on compte à la croche, avec une section centrale mêlant humour et nostalgie touchante. La fin reprend le thème initial en le variant, la main droite ayant des doubles croches à jouer. En ce sens il nous semble que la « Bagatelle » de Montgeroult est plus élaborée que celle de Beethoven.
Etude n°13 : Elle consiste à faire travailler la main droite de manière à ce que « cette main joue sous elle », c’est-à-dire sans faire de mouvements inutiles afin qu’elle puisse atteindre une grande célérité. Cette étude en la mineur reste très classique et fait penser à la musique des anciens maîtres du clavier dont Montgeroult recommande la pratique à de multiples reprises dans son Cours complet. En cela Montgeroult est proche des compositeurs de l’ère romantique qui voyaient dans Bach (1685-1750) et Haendel (1685-1759) des sources d’inspiration infinies (on peut penser à Chopin et Liszt).
Etude n°15 : Il s’agit d’une gigue (danse très rapide d’origine anglaise qui a ensuite constitué l’un des éléments des suites de l’ère baroque) en sol mineur et Montgeroult fait explicitement allusion aux « anciens auteurs » dans les instructions qui introduisent à cette étude. Il se dégage de cette courte pièce une grande impression de nostalgie qu’il est difficile de décrire. Notons que sol mineur sera également la tonalité de la sublime Fantaisie de Montgeroult.
Etude n°17 : Jouée lentement, cette étude semble être une ébauche du célèbre Kinderstück opus 72 n°2 de Mendelssohn (1809-1847) qui date de 1842. La ressemblance est très frappante, qu’il s’agisse des premières mesures ou même de la tonalité (mi bémol majeur). Mais Montgeroult veut que son étude soit jouée à un tempo rapide, ce qui change l’effet musical : l’étude n°17 ressemble ainsi à un petit intermède orchestral, d’une brillance toute mendelssohnienne et d’une joie de vivre que n’aurait sans doute pas reniée Bach. Par bien des aspects, affirmer de manière maladroite, comme on l’entend souvent, que l’on doit à Mendelssohn la redécouverte de l’œuvre de Bach (et de Haendel) relève de la légende : il semble que ces compositeurs anciens n’aient jamais été totalement oubliés depuis leur mort.
Etude n°19 : Encore une référence évidente à Bach avec cette étude qui semble fortement inspirée de son célébrissime prélude en ut majeur (le premier du Clavier bien tempéré) avec ses mains alternées. Malgré quelques naïvetés et rares maladresses dans l’écriture (notamment une modulation vers do mineur qui peut aujourd’hui surprendre), cette étude, dont l’interprétation doit être faite avec délicatesse, en particulier dans la fort belle dernière page, possède quelques montées chromatiques à la Mendelssohn et quelques frottements de secondes à la Schumann.
Etude n°20 : Cette étude consiste en un chant qui est exécuté par la technique du pouce (que l’on retrouvera trente ans plus tard sous une forme plus élaborée chez Thalberg, son rival Liszt, ainsi que chez Gottschalk). Les autres doigts de la main droite jouent des arpèges brisés. La main gauche plaque des octaves fermes et énergiques. Le chant exécuté par le pouce mérite notre attention car il semble fondé sur des éléments très connus : les deux premières mesures font penser au début de l’hymne God Save the Queen, alors que les deux mesures suivantes font penser à « Au clair de la lune ». Voilà le matériau de base de l’étude : un chant massif et carré. Ces deux mélodies existaient évidemment déjà avant Montgeroult. Sans doute les avait-elle à l’esprit lors de la composition de cette étude, même si elle n’y fait absolument aucune référence dans les remarques introduisant à l’étude. L’étude est en ut majeur, ce qui n’empêche pas Montgeroult de faire une incursion vers mi mineur. Lors des reprises du thème initial, notamment pour conclure le morceau, Montgeroult n’hésite pas davantage à placer des altérations chromatiques qui donnent un très léger cachet lisztien (notons que Liszt a composé dans les années 1840 une Paraphrase sur God Save the Queen) à la fin d’une pièce qui reste par ailleurs enracinée dans la tradition baroque française.
Etude n°21 : Cette étude, qui doit être jouée sotto voce selon Montgeroult (une indication que l’on retrouvera plus tard chez Chopin), s’apparente à la pièce de caractère comme beaucoup seront composées par les romantiques. Le matériau thématique pourrait être celui par exemple d’une des pièces extraites des séries intitulées « Dans les Bois » (Im Walde) du compositeur Stephen Heller (1813-1888). L’étude de Montgeroult commence par un thème en fa majeur qui a un caractère villageois. Puis, sans aucune modulation préparatoire, l’étude passe à une réponse en ré mineur. Ce passage brusque de la tonalité majeure à sa relative en mineur est très réussi : nous avons l’impression d’être plongé au cœur du romantisme à la Schubert et à la Schumann (qui ont été des sources d’inspiration pour Heller). Autre exemple de ce romantisme qui aime les contrastes : Montgeroult passe de la tonalité de la mineur à celle de la majeur d’une mesure à une autre. Dernier exemple de cette succession mineur/majeur (en l’occurrence la succession inverse) : la fin du morceau ne se contente pas de rappeler le thème principal mais va plus loin en concluant par une descente en majeur, puis par la même descente, en mineur cette fois. Autant d’éléments qui plaident en faveur de la sensibilité déjà romantique de la musique de Montgeroult.
Etude n°22 : Cette étude en la majeur est dans une veine schubertienne avec son rythme ternaire en noire suivie d’une croche, motif rythmique joué obstinément tout au long du morceau. Il s’agit d’un morceau plein de légèreté et d’esprit, qui doit être joué avec délicatesse. Toutefois, le thème du morceau n’a, à notre avis, qu’un intérêt limité, et les modulations semblent parfois un peu maladroites. A noter que la partie en ut dièse mineur fait penser à Chopin en raison de sa tonalité conjuguée au caractère chantant du passage. La fin, de nouveau en la majeur, fait quant à elle penser à Beethoven avec sa montée en quartes successives.
Etude n°27 : dans la même tonalité que l’étude n°13 et avec le même objectif technique (célérité de la main droite), cette étude ajoute la difficulté des basses syncopées. Elle module davantage que la n°13 et possède quelques progressions chromatiques à la Mendelssohn. Elle n’offre cependant pas, selon nous, un réel intérêt musical.
Etude n°28 : autant les études n°22 et n°27 ne revêtent à notre avis qu’un intérêt musical assez limité, autant l’étude n°28 nous paraît au contraire absolument remarquable. Lecteurs, que donnerait à votre avis un mix du début du célébrissime Adagio en mi majeur de la Sonate pour arpeggione D821 de Schubert (composée en 1824) avec le début du non moins célébrissime Rondo Capriccioso en mi majeur opus 14 de Mendelssohn (composé en 1824 aussi) ? Cela a toutes les chances de donner l’étude n°28 en mi majeur de Montgeroult ! Mais Montgeroult a composé son étude quelques vingt années auparavant… Nous y retrouvons les mêmes progressions harmoniques que chez Schubert, le même chromatisme que chez Mendelssohn (le la dièse du début du Rondo Capriccioso). La seule différence est cependant que Montgeroult préconise une exécution assez rapide du morceau (un andantino grazioso à 132 la noire au métronome), ce qui semble même un peu trop rapide à nos oreilles tant elles sont habituées à l’Adagio de Schubert et au Rondo de Mendelssohn (ce dernier est toutefois marqué andante, ce qui est proche de andantino). Il y aurait beaucoup à dire sur la section centrale de l’étude n°28 de Montgeroult, avec ses marches harmoniques ascendantes, ses parties chantantes très harmonieuses… Tout au plus nous insisterons dans la section centrale sur une marche descendante assez remarquable qui ressemble beaucoup à un motif de la Valse opus 70 n°3 de Chopin composée en 1829 (voyez dans cette valse la marche harmonique descendante correspondant aux neuf dernières mesures avant le début de la section centrale). Précisons que ce passage qui préfigure magistralement Chopin correspond au climax de l’étude de Montgeroult (le même motif n’occupera pas une place aussi centrale chez Chopin). Une question désormais peut se poser : Chopin a-t-il eu connaissance de cette étude avant de composer sa valse ? Enfin, si nous examinons la fin de l’étude de Montgeroult, nous remarquons l’emploi de la technique du pouce, cette fois-ci à la main gauche, dans un passage qui évoque davantage Schumann avec, en son commencement, un délicat frottement d’intervalle de seconde. Cette étude est définitivement remarquable, tant sur le plan de l’histoire de la musique que sur un plan strictement musical. D’ailleurs Montgeroult semble avoir pleinement conscience de la beauté de son étude puisqu’elle conseille à l’élève qui veut la jouer de d’abord chanter vocalement la partie de la main droite (tout en l’accompagnant au piano par la main gauche) avant d’imiter au piano ce que le chant aura laissé entrevoir. L’art du piano comme illusion vocale : encore un élément qui rapproche Montgeroult de Chopin.
Etude n°29 : Cette brève étude en ut mineur vise à « parcourir le clavier avec netteté ». Elle consiste en une alternance de mesures où la main droite joue des arpèges brisés en triolets puis, à la mesure suivante, la main gauche. Les arpèges en triolets de la main droite sont d’une facture très similaire aux arpèges du célèbre impromptu opus 90 n°4 de Schubert, (composé en 1827), à cette différence près qu’il ne s’agit pas de triolets chez Schubert mais de groupes de quatre doubles croches. Le rapprochement entre l’impromptu de Schubert et l’étude de Montgeroult est encore plus saisissant dans la mesure en la bémol majeur de l’étude de Montgeroult (par laquelle elle commence la deuxième partie de l’étude après une mesure de silence à la main droite) puisque la bémol majeur est également la tonalité de l’impromptu de Schubert. Revenons-en au début du morceau de Montgeroult : la première modulation, de do mineur vers mi bémol majeur, est assez naturelle. Mais à peine cette modulation effectuée, Montgeroult écrit, une mesure après, un arpège brisé en ré bémol majeur. La succession d’un arpège brisé en mi bémol majeur puis d’un arpège brisé en ré bémol majeur est audacieuse (pour l’époque). Cette succession harmonique place de façon assez inattendue et immédiate l’étude dans un imaginaire schubertien, mêlant univers épique et rêves fantastiques, une sorte de duel où la main gauche répond à la main droite – et inversement – dans une chevauchée infernale.
Etude n°37 : Cette étude s’inscrit dans la tradition de Bach dont Montgeroult a dû avoir une connaissance intime de l’œuvre, en particulier les préludes (et les fugues) du Clavier bien tempéré. Dans cette étude, la main droite joue constamment un chapelet de cinq doubles croches. La main gauche pose la première note de chaque temps, avant donc le chapelet des cinq doubles croches. Les notes de la main gauche ainsi que la note supérieure de chaque chapelet exécuté par la main droite dessinent un chant en filigrane pendant lequel la main gauche introduit de délicats frottements de seconde par rapport aux arpèges de la main droite. Nous retrouvons aussi quelques chromatismes à la Mendelssohn dans la partie centrale du morceau.
Etude n°39 : Dans cette étude en sol mineur, l’objectif technique est de faire jouer allegro con fuoco les mains à l’unisson, à une octave d’écart. Immédiatement, sur le plan formel, nous pensons au final presto de la Sonate n°2 opus 35 en si bémol mineur de Chopin (composé en 1839). Toutefois, la couleur de l’étude de Montgeroult évoque davantage un Mendelssohn résolu et plein de fougue.
Etude n°41 : Dans son paragraphe introductif au morceau, Montgeroult écrit qu’« il y aurait trop à dire sur la quantité de nuances dont cette étude est susceptible, et l’on s’en rapportera au sentiment de l’élève ». Le Cours complet de Montgeroult a ceci de remarquable qu’il aborde les questions d’interprétation (tempo rubato, sotto voce…) et ne se limite pas seulement aux questions d’exécution technique, ce qui constitue une approche inédite pour l’époque. L’étude n°41 évoque sur le plan formel l’impromptu en sol bémol majeur opus 90 n°3 de Schubert (composé en 1827), à ceci près qu’elle est en mi bémol majeur, ce qui permet d’oser aussi le rapprochement avec Vision, une étude de Gottschalk en mi bémol majeur (composée en 1868). Sur le plan des couleurs, nous sommes cependant loin de l’étude aux teintes pré-fauréennes de Gottschalk et de l’impromptu de Schubert : c’est plutôt Schumann que les subtilités harmoniques de l’étude de Montgeroult évoquent. Toutefois, sur le plan de l’intérêt musical strict, l’étude de Montgeroult semble un peu longue : pas moins de six pages qui constitueraient certes un excellent accompagnement au piano pour un lied, mais qui, jouées seules, demandent effectivement – comme le souligne Montgeroult – un travail considérable d’interprétation pour paraître intéressantes.
Etude n°43 : Le motif rythmique de cette étude en mi bémol majeur – qui, comme la n°41, est « susceptible d’une infinité de nuances du piano au forte, et surtout du piano au mezzo forte » – sera repris par le compositeur français Alexandre-Pierre-François Boëly (1785-1858) dans son Caprice n°30 opus 2 (publié vers 1816-1817) en si bémol mineur. Une filiation musicale semble s’établir, à partir de l’étude n°43 de Montgeroult et du caprice n°30 de Boëly, avec l’organiste et compositeur français d’origine belge César Franck (1822-1890). L’étude de Montgeroult suggère que la compositrice avait une certaine connaissance de l’orgue, acquise notamment en Allemagne en 1793. Boëly, grand organiste sous la Restauration, utile dans son caprice un motif rythmique semblable en tout point à celui de Montgeroult, avec – à notre avis – davantage de succès. Sachant que Montgeroult fut le premier professeur de musique de Boëly, il serait intéressant de savoir lequel des deux a inspiré l’autre.
Etude n°45 : Cette étude en ut mineur est d’un mouvement vif, allegro accelerato (cette dernière précision est peu courante). Elle possède de nombreux chromatismes dans les passages modulants dans lesquels le chant, mêlé dans les doubles croches de la main droite, progresse par intervalles de seconde mineure. Cette étude peut être rapprochée du caprice n°19 opus 2 en sol mineur de Boëly (publié vers 1816-1817) qui est d’ailleurs très réussi, mi-schubertien (par le chant et par une modulation vers si bémol majeur qui évoquent fortement la première variation de l’impromptu de Schubert opus 142 n°3 composé en 1827), mi-mendelssohnien (par la très remarquable envolée arpégée finale et les chromatismes). L’étude n°45 de Montgeroult est, à notre avis, tout autant réussie que le caprice n°19 de Boëly composé vraisemblablement ultérieurement. Elle est peut-être un peu plus répétitive puisque c’est une étude, mais elle possède globalement les mêmes propriétés que le caprice n°19 de Boëly. Les différences majeures entre l’étude n°45 de Montgeroult et le caprice de Boëly n°19 sont les suivantes : nous sentons l’influence de la formation en orgue de Boëly sur son caprice n°19, ce qui n’est pas le cas dans l’étude de Montgeroult ; l’étude n°45 de Montgeroult possède une qualité dont le caprice de Boëly est nettement moins pourvu : elle module davantage et fait des incursions plus audacieuses, notamment vers mi bémol mineur, avec une chaleur d’exécution qui permet un rapprochement entre ce passage de l’étude de Montgeroult et des envolées similaires dans des tonalités mineures bémolisées de la Fantaisie sur l’Opéra Don Pasquale de Donizetti par Thalberg (1812-1871) composée en 1850 (voir les envolées très agitées vers l’aigu situées juste avant le début de la dernière partie de la Fantaisie de Thalberg).
Etude n°53 : Cette étude de vitesse en mi mineur ne présente pas de nouveautés par rapport aux commentaires formulés précédemment sur les études n°13 et n°27. Elle est plus difficile à jouer, module davantage : preuve s’il en est que Montgeroult, en pédagogue soucieuse des progrès des élèves qui consultent son Cours complet, a su placer ses études dans un ordre de difficulté croissant. De même que la n°27, l’étude n°53 ne présente cependant pas, à notre avis, un réel intérêt musical.
Etude n°54 : Dans cette étude en la majeur l’objectif est de faire apprendre à chanter la main gauche. La main droite exécute une batterie de six doubles croches et le cinquième doigt de la main droite joue un chant secondaire qui soutient « le chant principal » fait par la main gauche. Montgeroult insiste sur le fait que l’accompagnement doit être fait sotto voce. Sur le plan des conceptions musicales de Montgeroult – le piano comme illusion vocale – cette étude est donc intéressante. Malheureusement, sur un plan strictement musical, l’étude, longue de six pages, s’avère décevante. Le chant de la main gauche nous semble d’une affligeante fadeur malgré la beauté de quelques harmonies de l’accompagnement. Les six pages d’étude seraient donc un bon accompagnement pour lied. Paradoxalement, cette étude pour faire apprendre à chanter la main gauche manque d’un chant qui soit intéressant. Mais dans un souci de pédagogie, Montgeroult n’a-t-elle pas voulu simplifier le chant au maximum – sans doute trop – pour que précisément l’élève apprenne à faire chanter sa main gauche ? Elle écrit dans les notes introductives au morceau : « Pour premier exemple de basse chantante, on a choisi un chant articulé, comme moins difficile que tout autre qui serait d’une expression plus nuancée ». Deux éléments intéressants ressortent toutefois de l’étude n°54 : premièrement, un court passage vers la fin du morceau où le chant de la main gauche est syncopé, et qui fait son effet ; deuxièmement, la section centrale du morceau qui est une ébauche de la partie agitée en chapelets de six doubles croches de la magnifique Fantaisie en sol mineur de Montgeroult. Enfin, l’auditeur qui serait intéressé par l’écoute d’un morceau de Montgeroult en la majeur qui présente un réel intérêt musical et qui a pour finalité pédagogique l’exécution d’un chant (par la main droite cette fois) consultera en particulier la très belle étude n°110, qui ressemble aux nocturnes de l’Irlandais John Field (1782-1837) et surtout à ceux de Chopin.
Etude n°55 : Dernière étude de notre petit parcours d’analyses musicales, la n°55, en fa mineur, est très étonnante puisqu’elle ressemble comme deux gouttes d’eau au lied de Schubert en la bémol mineur (puis majeur à la fin) intitulé Auf dem Wasser zu singen (D774, composé en 1823). L’objectif technique de l’étude n°55 de Montgeroult est précisément de faire passer rapidement les doigts de la main droite sur la même note afin de jouer des notes liées par deux en cascade. La ressemblance avec Schubert est tellement troublante que nous pouvons nous demander s’il s’agit vraiment d’une simple coïncidence. Mais revenons-en à l’étude de Montgeroult. L’étude, en cascades de notes pendant deux pages et demi, nous semble un peu longue, d’autant que le chant n’est pas aussi saillant que s’il y avait un vrai chanteur à accompagner par le piano. Elle requiert beaucoup de finesse dans l’expression. Dans ses notes introductives à la pièce, Montgeroult parle beaucoup de l’expression, dont elle distingue deux « cathégories » (sic) : la « couleur générale » (concept d’« unité ») et le « chant », à rendre « saillant » (concept de « contraste »). L’étude n°55 appartient selon Montgeroult à la première catégorie et nous comprenons donc en quoi elle diffère du lied de Schubert1 auquel elle ressemble pourtant jusque dans son esprit parfois désespéré (un passage de l’étude de Montgeroult qui répète obstinément le même motif va en ce sens ; il se situe juste avant la reprise du thème principal). L’étude n°55 de Montgeroult annonce donc Schubert, mais elle ressemble aussi beaucoup à certains passages de l’Adagio de la Sonate opus 3 n°3 (publiée vraisemblablement en 1797) de son contemporain Hyacinthe Jadin (1776-1800). Dans cet Adagio de Hyacinthe Jadin, nous retrouvons des passages fondés sur la même idée des cascades de notes et qui sont donc aussi très schubertiens (en fait, tout l’Adagio est très schubertien). Quant à la « couleur générale » de l’étude n°55 de Montgeroult, qui doit être exécutée moto agitato, nous pensons qu’elle est proche de celle de l’Allegro final de la Sonate en fa mineur opus 5 n°1 de Hyacinthe Jadin (publié vers 1795). Même si le propos de l’Allegro de Jadin est différent de celui de l’étude de Montgeroult, nous y retrouvons dans certains passages les mêmes progressions harmoniques qui forment la base du matériau thématique de l’étude n°55 de Montgeroult.
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Ainsi s’achève notre parcours analytique. Au total, 19 études de Montgeroult, inédites, ont été regardées : elles apportent un éclairage nouveau sur l’histoire musicale en France sous la Révolution et l’Empire, période que la musicologie a longtemps considérée comme peu intéressante sur le plan de la production musicale2 en raison de la dominance de goûts perçus par les musicologues comme superficiels et des soubresauts politiques qui ont dû bouleverser bien des carrières de musiciens. Dans l’histoire de la musique pour piano, il y a donc eu longtemps ce que certains musicologues ont pu appeler un « trou noir » de plus d’une vingtaine d’années, qui va de Bach/Mozart à Schubert/Chopin et que nous pensons totalement injustifié en raison de la qualité des œuvres actuellement redécouvertes, que ces oeuvres soientde Montgeroult, de Jadin ou d’autres contemporains (…affaire à suivre donc), d’autant que les intuitions visionnaires de ces compositeurs géniaux seront ultérieurement confirmées par les idées musicales d’un Schubert, d’un Chopin, d’un Mendelssohn ou encore d’un Schumann. Maintenant, tout le problème est de savoir si les idées musicales ont circulé (et si oui, comment ?) : ces illustres compositeurs romantiques ont-ils eu connaissance par exemple des œuvres de Montgeroult ? En tout cas, les années 1790-1800 baignent, de part et d’autre du Rhin, dans une atmosphère pré-romantique qui étonne par la précocité de son installation et qui a manifestement jeté les bases du piano moderne. En particulier, les compositeurs et pianistes du XIXème siècle qui ont eu la chance de consulter le Cours complet de Montgeroult ont dû le faire avec profit, étant alors à notre avis redoutablement bien préparés, tant techniquement qu’esthétiquement, pour répondre aux défis musicaux du nouveau siècle qui s’ouvrait devant eux.
J.-B. D.
NB : il est possible de citer des extraits de cet article, en indiquant avec précision la source
1. Dans le
lied de Schubert : à la voix humaine le chant
saillant ; à l’accompagnement pianistique la
couleur générale.
2. A l’exception des créations d’opéras à Paris, auxquelles d’ailleurs Montgeroult a dû être sensible, étant donné l’importance qu’elle accorde à l’art de faire chanter le piano.